Les Pays-Bas et la Wallonie, d’anciens copains de classe en quête de retrouvailles
Les Pays-Bas et la Wallonie partagent une frontière de trente kilomètres. Au cours des dernières décennies, ils ne se sont pas souvent comportés en vrais voisins qui font preuve d’empathie mutuelle. Cependant, la tendance en 2024 est au rapprochement.
Grouhy désigne Gistoux. Dans son roman Le Pays d’origine, l’écrivain néerlandais Edgar du Perron (1899-1940) ne cherche guère à dissimuler la véritable identité de ce village wallon. L’auteur y vit entre 1926 et 1932, dans le château où ses parents s’installent dès leur retour des Indes néerlandaises. On ne peut pas dire que le Néerlandais chérit son nouveau chez lui: il parle du petit château comme de «la maison de fous». Son Gistoux ressemble davantage à une enclave indonésienne dans un pays lointain, mais ce qui frappe particulièrement dans cet épisode, près d’un siècle plus tard, c’est le va-et-vient de Néerlandais, de Flamands, de Flamands francophones, de Belges francophones, de Français. La Belgique y apparaît comme un continuum, sans obstacles internes tels que la langue ou la région.
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Du Perron s’inscrivait ainsi dans une longue tradition d’écrivains et d’artistes néerlandais qui trouvèrent leur inspiration en Belgique, que ce fût à Anvers ou dans les Ardennes. La Belgique, la Belgique tout entière, était à juste titre considérée comme un pays voisin. En 1880, il fallait un jour pour qu’une lettre de Théo van Gogh parvienne à son frère dans le Borinage.
La version néerlandaise du Pays d’origine paraît en 1935. Plus de trois décennies plus tard, Godfried Bomans (1913-1971) et Michel van der Plas (1927-2013) sont des voix bien connues de la littérature néerlandaise. Les hommes sont amis, tous deux catholiques, et portent un vif intérêt à la Belgique. Mais le pays qu’ils voient n’est pas celui que connurent Du Perron et ses amis.
Bomans apparaît avant tout comme un champion de la quête flamande pour l’émancipation. Cela se reflète bien dans son recueil d’essais, Denkend aan Vlaanderen (En pensant à la Flandre, 1967) et dans Een Hollander ontdekt Vlaanderen (Un Hollandais découvre la Flandre), une série qu’il a réalisée pour la télévision flamande peu avant sa mort. Il y exprime sa tendresse mais surtout son enthousiasme pour le combat que mène la Flandre en faveur de la langue néerlandaise et pour l’enrichissement de la culture néerlandophone. De la Wallonie, il ne parle quasiment pas.
Van der Plas se montre plus ambitieux, comme en témoigne le seul titre de son recueil de reportages: Het land der Belgen (Le Pays des Belges), mais la Wallonie y est plutôt mal lotie. Lorsque Van der Plas visite Liège, il s’étonne de la «francité» de la ville, une invention, selon lui, de ces «francophones qui, contre vents et marées, parlent le français». Il ne s’entretient qu’avec pratiquement un seul interlocuteur francophone, François Perin, qui est alors un régionaliste wallon. Il le met sur la sellette quant à l’avenir de l’Etat belge. Perin, qui plaidera plus tard en faveur du rattachisme, l’intégration de la Wallonie à la France, peut difficilement être considéré comme l’homme politique wallon lambda. Sept ans après cet entretien avec Van der Plas, il renoncera à son siège au Sénat, estimant ne plus pouvoir être représentant du peuple d’un pays en lequel il ne croit pas.
Les Belges n’existent pas, conclut Van der Plas, en se référant à plusieurs reprises aux déclarations d’un premier ministre qu’il ne cite jamais nommément et qui n’a d’ailleurs jamais été premier ministre. «Sire (… ), il n’y a pas de Belges» est une déclaration de l’homme politique socialiste Jules Destrée dans sa lettre ouverte de 1912. La formule devient le titre d’un essai de Jeroen Brouwers (1940-2022) écrit en 1988. Pour Brouwers, le styliste par excellence parmi les littérateurs néerlandais, ces mots semblent surtout être prétexte à s’abstenir de tout commentaire sur la Wallonie. La seule fois où il fait exception, cela se passe mal. Chez lui, le français de Belgique devient du wallon, un patois, et du patois au charabia il n’y a qu’un pas que le polémiste franchit allègrement.
Pourtant, quelques mois avant la publication de l’essai de Brouwers, la Wallonie avait fait la une de l’actualité néerlandaise grâce à l’enlèvement de Jules Croiset. Croiset, qui était alors l’un des acteurs les plus célèbres des Pays-Bas, fut retrouvé dans un tuyau d’égout, dans une zone industrielle abandonnée près de Charleroi. On ne tarda pas à découvrir qu’il avait lui-même mis en scène son propre enlèvement. Croiset a ainsi voulu attirer l’attention sur la montée de l’antisémitisme. Dans son accès de folie, il a tout de même eu une idée géniale: ce tuyau d’égout à Charleroi. S’il avait vraiment espéré que l’on croirait à son histoire, c’était là en effet sa meilleure chance. Aucun Néerlandais ne songerait à enquêter là-bas, dans ce coin perdu. La Wallonie était devenue comme une nouvelle Gallia Transalpina, mais à l’envers et sans les Alpes.
Vision floue
Petit saut dans le temps: le 8 mars 2020, l’humoriste néerlandais Arjen Lubach consacre son émission dominicale hebdomadaire à la Belgique. En bon Néerlandais, il se moque de ses voisins du sud. Sont passées successivement en revue: la monarchie, l’explosion du déficit budgétaire et la durée record de gouvernement sans gouvernement. La Belgique n’a à cette époque plus de gouvernement depuis 443 jours, alors qu’elle détient déjà le record du monde avec 541 jours –c’était avant que les Pays-Bas n’entrent eux aussi en lice pour ce titre peu enviable. La Belgique est foutue, conclut Lubach, la Flandre veut continuer seule, donc la Wallonie n’a qu’à rejoindre les Pays-Bas. Éclat de rire général. Les médias belges francophones s’en amusent à leur tour. «Une idée originale», écrit le quotidien La Libre Belgique, «surréaliste», estime le site d’information 7sur7. Bien sûr c’est une satire, une grosse blague totalement délirante.
Il fut pourtant un temps où, au château de Gistoux, une telle plaisanterie aurait semblé beaucoup moins absurde. Mais depuis 1935 la Belgique a connu six réformes de l’État, la fermeture de toutes les mines, l’enrichissement de la Flandre, l’appauvrissement de la Wallonie et, quelque part au milieu de tout cela, Bruxelles est devenue capitale européenne, une frontière linguistique inamovible a été établie, le wallon a été supprimé dans les écoles, la Belgique s’est néerlandisée, l’anglais est passé langue mondiale et la Wallonie semble s’être éloignée plus encore des Pays-Bas. Un siècle et demi après Van Gogh, acheminer le courrier entre les Pays-Bas et la Wallonie prend parfois deux semaines.
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Tandis que la Flandre apparaît désormais plus clairement sur le radar néerlandais, ce qui est une bonne chose, la vue sur la Wallonie semble s’être brouillée, ce qui ne peut avoir été intentionnel.
Il est évident qu’une mauvaise maîtrise de la langue crée un fossé. Arjen Lubach cite comme quatrième langue de la Belgique le néerlandais approximatif. Il n’a pas tout à fait tort, surtout lorsqu’on entend avec quelle difficulté l’ancien Premier ministre Elio di Rupo se débat avec une phrase en néerlandais.
Dans son livre sur la Belgique, Michel van der Plas donne la parole au Néerlandais Martien de Jong. De Jong, professeur de néerlandais à l’université de Namur de 1961 à 1994, se réjouissait à l’époque de la popularité de sa discipline: depuis son entrée en fonction, douze ans avant l’interview, le nombre d’étudiants était passé de dix à plus de soixante-dix. En 2009 encore, Bram Peeters écrivait dans le magazine Onze Taal que le néerlandais suscitait en Wallonie de plus en plus d’intérêt. Et pourtant les choses ont apparemment mal tourné par la suite. Dix ans plus tard, une grande partie des jeunes Wallons trouvent le néerlandais laid et difficile. Quelques-uns considèrent cette langue comme un idiome d’extraterrestres. Aujourd’hui, plus d’un quart des Wallons traversent leur scolarité sans avoir eu une seule heure de néerlandais.
Et le niveau de français des Néerlandais? Lubach ne l’aborde pas. Pourquoi le ferait-il? Selon la dernière enquête européenne, trois Néerlandais sur dix parlent le français, suffisamment bien pour tenir une conversation dans cette langue. Aucun pays non francophone d’Europe ne fait mieux. Seulement les chiffres d’Eurostat sont fondés sur l’auto-évaluation et on ne peut pas nier la foi des Néerlandais en leurs propres capacités. Les compétences des Pays-Bas en matière de langue française sont donc mises en doute, notamment par ceux qui sont à même de les évaluer: les professeurs de français. Cinq universités néerlandaises proposent une licence en français. Elles ont vu d’un mauvais œil le nombre total d’étudiants de première année passer de 138 en 2007 à 50 en 2021. Ces signaux ne sont pas très encourageants et on peut se demander ce que cela signifie pour la compréhension entre Wallons et Néerlandais.
Les cinq universités néerlandaises qui proposent une licence en français ont vu le nombre total d'étudiants de première année passer de 138 en 2007 à 50 en 2021
Et qu’en est-il des Nederbelgen, ces hordes de Néerlandais qui quittent leur pays pour s’installer chez leurs voisins du sud? Depuis 2000, leur nombre a augmenté de 80 % pour atteindre 130 000. Seuls les Français constituent un contingent étranger encore plus important en Belgique. Mais si on regarde la répartition par région, on constate que le nombre de Néerlandais en Wallonie n’a pratiquement pas augmenté au cours de cette période et qu’il est même –étonnemment– en baisse continue depuis 2009. Pas moins de onze autres nationalités sont plus largement représentées en Wallonie. Il y vit un peu plus de 5 000 Néerlandais, soit un maigre 2% de tous les étrangers de la région.
Et les Belges? Eux se déplacent massivement vers le nord. Les Pays-Bas comptent désormais plus de 50 000 Belges, soit une augmentation d’environ 50 % par rapport au début du siècle. Personne ne tient les comptes, mais on peut se demander combien il y aurait de Wallons parmi eux.
Alors que le monde est devenu plus petit, le fossé entre les Pays-Bas et la Wallonie semble au contraire se creuser, en dépit de leur frontière commune de trente kilomètres. Et si les chiffres, même s’ils en disent long, ne racontaient pas tout? Et si les informations reposaient en partie sur des malentendus ou étaient grossies et exagérées, un peu à l’instar de la fin annoncée de la Belgique qui est à ce jour la plus ancienne prédiction ne s’étant jamais réalisée? Si tel est le cas, le fossé séparant les Néerlandais et les Wallons n’est peut-être pas si profond.
Manque de confiance en soi
Depuis 2004, la Néerlandaise Marian Kroon travaille comme institutrice à La Bruyère, une commune de la province de Namur. Formée aux Pays-Bas pour enseigner le français et l’allemand dans l’enseignement secondaire, elle a dû attendre dix ans avant d’être titularisée en Wallonie. Les diplômes néerlandais font tourner les rouages de l’administration plus lentement encore.
Il y a vingt ans, Kroon a été à l’origine de la mise en place de l’enseignement en immersion dans son école. Aujourd’hui encore, elle y enseigne, en cinquième et en sixième primaires, le néerlandais, les mathématiques et la géographie dans sa langue maternelle. Au fil des ans, elle a observé une démocratisation de l’enseignement immersif. Alors qu’au départ on voyait surtout les parents de la classe moyenne supérieure inscrire leurs enfants dans son école, aujourd’hui celle-ci suscite un intérêt beaucoup plus large.
Marian Kroon: Si le Wallon ne maîtrise pas parfaitement la langue étrangère, il préfère se taire
En plus de son travail d’enseignante, Kroon a donné des cours de langue privés à des hommes d’affaires. Ce qui l’a toujours frappée, c’est l’exigence de ses apprenants vis-à-vis de leur propre néerlandais, probablement en raison des règles beaucoup plus strictes régissant la langue française. Selon elle, le néerlandais des Wallons n’est pas si mauvais. «Le Wallon a seulement peur qu’on se moque de lui», poursuit-elle. «S’il ne maîtrise pas parfaitement la langue étrangère, il préfère se taire. Nous, Néerlandais, n’avons pas ce problème».
Cette timidité, ce manque de confiance en soi, est aussi l’une des raisons pour lesquelles on trouve si peu de livres d’auteurs wallons dans les bibliothèques néerlandaises. L’appréhension de l’autopromotion, de devoir se vendre avec beaucoup d’aplomb dans les salons du livre et, de surcroît, dans une langue étrangère, a un effet paralysant.
Développements encourageants
La Belgique est depuis longtemps un pays en point de mire des Pays-Bas et cela ne se limite pas à la Flandre. Les plans élaborés en novembre 2020 pour les relations entre la Wallonie et les Pays-Bas prévoyaient entre autres une intensification de la coopération entre régions frontalières, et ce dans le domaine des soins de santé (oncologie, pédiatrie), de l’économie de la connaissance et des secours en cas de catastrophe. La feuille de route fut encore renforcée mi-2022. La première édition de la «Journée de contacts commerciaux Pays-Bas-Wallonie» fut organisée le 22 novembre 2022 à Seraing (province de Liège). Cet événement attira 150 entreprises néerlandaises et wallonnes. De premiers résultats tangibles furent entre-temps obtenus. Ainsi, l’entreprise de construction néerlandaise Finch Buildings et l’entreprise wallonne Jumatt
convinrent d’une coopération approfondie dans le domaine de la construction modulaire durable en bois massif.
© D. Ravays
Hanna Oosterbaan est attachée culturelle des Pays-Bas en Belgique. Avec enthousiasme, elle nous parle des initiatives prises récemment dans son domaine en Wallonie. La chaire Erasmus «Le néerlandais au-delà des frontières» au sein de la formation en néerlandais à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (UCL) en est un exemple. Créée par l’ambassade des Pays-Bas en 2022, cette chaire est occupée à tour de rôle par l’un des professeurs invités néerlandais.
En juin 2023 a lieu le festival Canaux, Pays-Bas x Pays-Noir, à l’occasion de la visite d’État du couple royal néerlandais. L’événement a pour but de renforcer les liens entre les artistes néerlandais et la communauté culturelle de Charleroi. Une fresque murale de trente mètres de haut, œuvre de la bédéiste néerlandaise Dido Drachman et du Wallon Christian Durieux, constitue un souvenir durable de l’événement.
Oosterbaan estime que la coopération bilatérale est prometteuse. Elle reçoit de plus en plus de demandes de la part d’organisations culturelles wallonnes souhaitant voir des artistes néerlandais se produire en Wallonie. Il s’agit d’un travail de longue haleine, insiste-t-elle. Ce qui est récolté aujourd’hui a été semé bien des années avant que ne soit créée la feuille de route de 2020. «Mais le plus important, c’est que les deux parties comprennent qu’il y a chez l’autre de quoi faire son beurre», sourit-elle.
© RVD
Voilà sans doute la voie royale vers une meilleure compréhension, même si la langue laisse parfois à désirer: faire du commerce, travailler ensemble, se rendre visite. Vues sous cet angle, les perspectives ne sont pas si mauvaises. Dans un sens comme dans l’autre, les échanges commerciaux continuent à se développer. Les exportations néerlandaises vers la Wallonie sont en augmentation constante et dépassent aujourd’hui les cinq milliards d’euros. En sens inverse, le flux de marchandises wallonnes s’est fortement accru, surtout ces dernières années, et représente en 2023 pas moins de huit milliards d’euros. Les Pays-Bas et la Wallonie constituent chacun le quatrième marché de l’autre.
Le commerce néerlandais est souvent présent dans les centres-villes wallons. On y trouve de grandes enseignes comme Action ou C&A, mais aussi des vendeurs sur les marchés et des exploitants d’attractions foraines. Souvent, les Néerlandais ne font pas beaucoup d’efforts pour adapter la langue ou l’offre. On voit ainsi apparaître des enseignes aux noms on ne peut plus néerlandais comme Zeeman (nom propre qui signifie «le marin») ou Het Stoffen Spektakel (Le Spectacle du tissu). Et au moment de la Saint-Nicolas les Wallons trouvent chez HEMA des chocoladeletters, ainsi que des taaitaai et des pepernoten (deux types de friandises aux épices). Mais loin de s’en offenser, ils sont tout à fait disposés à les goûter.
Les Pays-Bas sont bien présents aussi dans le secteur de l’HoReCa. La dynastie hôtelière Van der Valk, par exemple, est de plus en plus présente en Wallonie, où elle possède déjà huit hôtels. Trois nouveaux hôtels sont prévus pour les années à venir. La présence wallonne aux Pays-Bas est moins visible –comment pourrait-il en être autrement?– mais toujours est-il que des secteurs comme la chimie et l’alimentation font dorénavant pencher la balance commerciale du côté wallon.
Les Wallons cherchent désormais leur bonheur à Maastricht et ont découvert la Zélande comme alternative à part entière à la côte belge surpeuplée. De leur côté, les Néerlandais connaissent au moins aussi bien le chemin vers la Wallonie. En 2022, ils y totalisent 20 % du nombre cumulé de nuitées. Cela fait d’eux le premier groupe de touristes étrangers, même si personne ne s’étonnera que le Néerlandais, toujours enclin à serrer les cordons de sa bourse, ne choisit pas les hébergements les plus chers. Les hôtels, il les laisse aux Français.
© www.zeeland.com
En guise de conclusion, petit retour sur Michel van der Plas. Peu de villes lui inspiraient un dégoût aussi spontané que Liège, écrivait-il voici cinquante ans. Il y a à peine quinze ans, les lecteurs du quotidien néerlandais de Volkskrant proclamaient Liège la deuxième ville la plus laide du monde, devancée seulement par Charleroi. Un livre vient d’être publié par Bart Jungmann, journaliste au même périodique, qui s’intitule Luik, een liefdesverklaring (Liège, une déclaration d’amour). Voilà qui marque un fameux progrès!
Les Pays-Bas et la Wallonie: ils nous évoquent deux anciens camarades de classe qui s’étaient perdus de vue. Les retrouvailles sont maladroites, on se sent mal à l’aise, tant de choses ont changé. Mais le lien est toujours présent et ils décident de se revoir.